Last updated on 11 mars 2021
Juriste et économiste de formation, Georges Ugeux a consacré toute sa carrière au monde des affaires, de la banque et de la finance, en Belgique comme aux Etats-Unis. S’il est aujourd’hui un vrai New-Yorkais, le CEO de Galileo Global Advisors n’en reste pas moins un observateur passionné de ce qui se passe sur le Vieux Continent. Et il n’a pas l’habitude de mâcher ses mots.
Quelle est votre analyse de la manière dont la Belgique, ce pays compliqué, gère la crise ?
Je reconnais une chose à Sophie Wilmès : elle a réussi l’impossible en mettant les régions et le fédéral autour de la table pour gérer la crise.
Pour moi, s’il y a eu une spécificité de la Belgique, cela a été quelque chose de particulièrement cruel : à l’époque de Noël vous ne pouviez inviter qu’une personne. Si je prends mon cas personnel, je suis grand-père, mes enfants m’invitent pour Noël pour les voir et voir mes petits-enfants. Qui y va ? Ma femme ou moi ? Nous ne pouvons pas venir tous les deux. C’est aussi une attaque frontale contre les familles nombreuses.
Est-ce qu’ils se rendent compte de ce qu’ils ont fait ? Le problème n°1 dans le monde politique d’aujourd’hui, c’est une absence d’empathie et de compréhension des conséquences de leurs décisions. Comment n’ont-ils pas vu quand ils allaient trop loin ? Je ne suis pas occupé à vous faire une théorie de la conspiration. Je crois sincèrement que c’est une forme d’inconscience.
Comment expliquer ce manque d’empathie ?
C’est l’avènement de la toute-puissance médicale. Elle a permis au gouvernement de justifier ce qu’il faisait – et ce qu’il faisait, c’est ce que les médecins lui disaient. S’il y a une chose que je conseillerais au gouvernement aujourd’hui, c’est de virer la moitié des médecins dans tous les comités, et de les remplacer par des psychologues, des sociologues et des philosophes. Parce que le corps médical a une profonde défiance par rapport à tout ce qui touche à la santé mentale.
Le discours médical est par nature un discours conservateur et protecteur. A partir du moment où on avait dépassé la phase de panique initiale, il fallait y ajouter un discours politique, un discours social, un discours empathique qui ne sont jamais venus. Expliquer qu’on comprenait la souffrance des gens. Qu’on essayait de l’alléger et de permettre un certain nombre de choses. Au lieu de ça, nous vivons depuis un an sans salles de concert et sans stade sportif. Il n’y a rien qui justifie des mesures comme celles-là.
Les conséquences psychiques peuvent être pires que les conséquences sanitaires, même si elles ne se mesurent pas en statistiques tous les matins. Comme l’a dit le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, « le confinement a été une immense agression psychique ».
Parce nous ne sommes pas seulement des corps, nous sommes des âmes et nous sommes des êtres sociaux. Et ces deux derniers, on a fait comme si ça ne comptait pas.
La motivation première des décisions prises semble être d’éviter d’engorger les hôpitaux et de conduire les médecins à faire des choix comme cela s’est produit en Italie. N’est-ce pas cela qui a obscurci le jugement des gouvernements?
Vous pointez quelque chose de gravissime. En Occident, nous avons globalement diminué le nombre de lits d’hôpitaux. Cela coûtait trop cher à la sécurité sociale, etc. La première chose qu’il fallait faire, dès le début de l’épidémie, c’était commencer à créer de nouveaux lits d’hôpitaux et des structures, comme ils l’ont fait à Huhan. Vous savez quelle municipalité a fait cela en Belgique ? Verviers. Verviers a créé des lits d’hôpitaux en une semaine. C’est ça qu’il fallait faire.
Alors, nous refaire le coup neuf mois après en disant qu’on n’a pas assez de lits d’hôpitaux ! Ce n’est pas la population qui doit porter le poids de cette absence complète de prévoyance. On me dira, cela ne va peut-être pas durer. Mais maintenant ça suffit. On va vivre avec des virus, le covid, Ebola ou un autre. Il faut mettre en place des structures hospitalières avec d’un côté des structures pour le temps « normal », et de l’autre côté un plan déjà prêt pour pouvoir créer rapidement (en 3 mois au maximum) des capacités supplémentaires. En France, depuis le début de la pandémie, on a créé 800 lits supplémentaires… Sans commentaire.
« Nous ne sommes pas coupables du virus »
Pourquoi la population semble-t-elle accepter majoritairement ces mesures sans se rebeller ?
Parce qu’elle a peur. Je vais vous dire quelque chose qui sera évidemment controversé, en reprenant la citation de Joseph Goebbels : « Vous pouvez faire faire par un pays tout ce que vous voulez, à condition de lui faire peur ». Et nous sommes aujourd’hui encore, pour une partie de la population, dans une situation de peur.
On délivre aux gens un discours totalement anxiogène et négativiste, disant uniquement que les choses seront pires demain, et comme ce virus est un problème sérieux, les gens ne voient plus les faits.
Mais il y a une chose que nos gouvernants n’ont jamais comprise, et qu’ils ne veulent pas comprendre : nous sommes victimes du virus. Nous ne sommes pas coupables du virus. Et nous sommes traités en coupables. On nous dit : vous ne vous lavez pas les mains, vous ne faites pas la distanciation, vous allez au restaurant, mais comment osez-vous ? Et on voit apparaître la délation. Ce qui est parfaitement logique dans un système autocratique. Ca a toujours été comme ça. Le jour où vous utilisez la force, ceux qui essayent de se comporter différemment sont dénoncés.
Nous avons basculé dans un système autocratique ?
Nous avons vu ce qui se passait en Chine. Et au moment où le virus est arrivé chez nous, nous nous sommes comportés comme des Chinois. Oubliant que nous étions une démocratie. Les gouvernements étaient dans une situation où il fallait les pleins pouvoirs et ils ne les ont pas lâchés.
Cette espèce de copie conforme du modèle chinois, qui existe encore aujourd’hui, et l’absence de remise en question de l’aspect autoritaire de ce fonctionnement est évidemment une menace pour la démocratie.
Nous en sommes arrivés à un stade où on ne justifie même plus les mesures. Il n’y a pas d’analyse. Ou s’il y en a une, elle n’est pas communiquée. On passe du chiffre à la conclusion et on prend toujours le chiffre le plus effrayant. Il y a une analyse statistique qui n’a jamais été faite.
C’est aussi le rôle des médias de faire cette analyse. Ont-ils joué leur rôle d’information ? Ou bien ont-ils amplifié les peurs des gens ?
Les médias se sont complètement alignés sur la communication gouvernementale et celle des médecins. Et ensuite, ils en ont rajouté une couche en dramatisant. C’est comme si les médias avaient considéré qu’ils devaient participer de manière civique à une sorte de propagande, avec un langage unique. En cela, ils ont une responsabilité importante.
Les médias n’ont pas joué leur rôle critique. Un matin de janvier, j’ai entendu à la RTBF qu’il y avait eu 2.000 cas de covid en Belgique. C’est-à-dire statistiquement une vingtaine de morts. On reste donc dans un système de quasi-confinement pour 20 morts ! On a utilisé le canon pour essayer de tuer une mouche. Et on n’a même pas réussi à tuer la mouche.
Les mesures touchent à plusieurs libertés fondamentales : liberté de faire du commerce, de se réunir, de se déplacer…
Si des plaintes arrivaient devant le conseil d’Etat, on découvrirait probablement que les gouvernements ont mis de côté la Constitution avec l’argument : « quand le bateau coule, on ne s’occupe pas de la Constitution, on empêche le bateau de couler ». Pour moi, cela valait pendant les six premiers mois. Mais plus aujourd’hui.
Il n’y a pas de justification. Les métiers en difficulté, que ce soit l’aviation, les trains, l’horeca, les concerts, etc, tous ont fait des efforts considérables pour assurer la sécurité sanitaire. Et on leur a claqué la porte au nez. Et surtout, on leur a claqué la porte au nez sans leur dire pourquoi. Ce n’est pas acceptable.
Je ne comprends pas – et on va devoir se poser des questions là-dessus mais c’est trop tôt – ce qui s’est passé dans la tête des décideurs lorsqu’ils ont décidé qu’ils avaient 3 ennemis : les restaurants, le tourisme et les transports. Bref, tout ce qui nous fait respirer. Nous sommes le dernier pays qui devrait empêcher les voyages : à 100 km nous sommes à une frontière.
« Mais qu’ont-ils fait pendant l’été ? »
En Europe, le deuxième confinement a été un coup de massue.
Et il n’était pas nécessaire. Le premier confinement a démontré qu’il n’était pas nécessaire de le faire de manière aussi drastique.
D’où la question : mais qu’ont-ils fait pendant l’été puisque tout le monde craignait une deuxième vague ? Ils ont eu trois mois pendant lesquels on pouvait trouver d’autres solutions, échanger des expériences… On ne résout pas les problèmes que l’on n’anticipe pas.
Est-ce que ce n’est pas aussi à la population de réagir ?
On le voit sur les médias sociaux, il y a aujourd’hui une tendance de plus en plus marquée à la résistance. Ce qui était compréhensible il y a un an ne l’est plus aujourd’hui. C’est devenu intolérable.
Il faut casser le moule. Nous sommes dans un mode de fonctionnement autoritaire, anxiogène, dont ceux qui l’ont provoqué ne parviennent pas à sortir. Il faudra donc une pression maximum de l’opinion publique, voire des formes de désobéissance civile pour qu’on arrive progressivement à amener les gouvernants à réfléchir aux conséquences de ce qu’ils font.
Parmi les conséquences, vous visez aussi la crise économique qui s’annonce ?
Evidemment. On a mis le corps économique sous perfusion. Selon les derniers chiffres, les gouvernements à travers le monde ont dépensé 10.000 milliards de dollars, c’est-à-dire qu’ils ont augmenté la dette publique de 25% en un an. Cet argent ne sera jamais remboursé. On ne pourra pas faire ça tous les ans.
Aujourd’hui nous ne voyons pas encore le véritable paysage. Ce que nous voyons, c’est une espèce de chape qui donne l’impression que tout cela n’est pas très grave, que les banques ne doivent pas prendre trop de provisions pour les risques, qu’il y a moins de faillites que ce qu’on craignait… Mais évidemment ! Quand on injecte des montants pareils dans l’économie pour empêcher les gens de tomber en faillite, ils ne tombent pas en faillite. Mais le jour où on leur retirera la perfusion, ils tomberont en faillite. Nous ne pouvons pas nous permettre de tirer des conclusions de l’état actuel d’une économie sous perfusion.
« La plus mauvaise analyse coût-bénéfice »
N’a-t-on pas sacrifié aussi l’économie à la santé ?
Savez-vous ce qu’a déclaré un des grands gestionnaires du groupe Soros ? « C’est la plus mauvaise analyse coût-bénéfice de l’histoire de l’humanité ». Or cette analyse coût-bénéfice, les gouvernements refusent de la faire. Parce que le jour où on découvrira que le coût est extraordinairement élevé par rapport au bénéfice, il faudra réduire les mesures et tout le système qui fonctionne actuellement va perdre de son importance – et de son pouvoir.
Et maintenant ? A quoi ressemblera le fameux « monde d’après » ?
Le monde d’après ne pourra fonctionner que si l’on accepte de prendre des risques sur le plan médical et si l’on intègre l’aspect psychique. Et pour cela, il faut sortir du carcan de communication dans lequel on est enfermé depuis un an, de cette machine emballée qui ne parvient pas à s’arrêter. Maintenant il faut se calmer et se poser la question : les vaccins arrivent, si on commençait à être un peu plus empathique, un peu plus soucieux du bien-être de la population ?
Il va falloir faire très attention à l’idéologie derrière les mesures qui ont été prises et les choix qui ont été faits, pour être certains de ne pas refaire la même chose au prochain virus.
Il faut siffler la fin de la récréation. Et d’urgence. Pas pour enlever aux gouvernants la possibilité de gérer des crises, mais parce qu’il faut aller de l’avant et en essayer d’aider les gens à se réintégrer dans la vie. Je travaille à Manhattan deux jours par semaine. Savez-vous quel est le taux d’occupation des immeubles ici ? 10%. Comment est-ce que vous allez faire revenir les 90 autres pourcents ?
On doit aider les gens à sortir du trou de la peur. Il faut les aider à accepter un certain niveau de risque pour leur permettre de retrouver un certain niveau d’activité et de loisirs.
« Au moment où le virus est arrivé chez nous, nous nous sommes comportés comme des Chinois. Oubliant que nous étions une démocratie. »
« C’est comme si les médias avaient considéré qu’ils devaient participer de manière civique à une sorte de propagande. »
« Il faut casser le moule. Nous sommes dans un mode de fonctionnement autoritaire, anxiogène, dont ceux qui l’ont provoqué ne parviennent pas à sortir. »
"Des mesures européennes n'auraient pas eu de sens" Les Etats-Unis ont tenté de sauvegarder leur économie. Au-delà de la question spécifique de la gestion de Donald Trump, que pensez-vous de cette approche ? Le gouvernement fédéral américain a décidé que ce n’était pas son problème et a délégué la question aux gouverneurs, et nous avons donc eu un kaléidoscope de mesures dont certaines ont été très bonnes et d’autres très mauvaises, la gestion des grandes villes étant la partie la plus difficile. Mais aux Etats-Unis, les enfants vont encore à l’école, je vais au bureau, comme j’habite en dehors de Manhattan je vais au restaurant, je peux voyager… Et donc je n’ai certainement pas connu le côté extrêmement traumatisant de ce que vous avez vécu en Europe. Par contre, la société européenne est plus égalitaire. Les systèmes sociaux se sont mis en route directement et les gens n’ont pas souffert autant que chez nous. Aux Etats-Unis, les indemnités de chômage sont très faibles et donc, au niveau des classes les moins favorisées, celles qui ont perdu leur job, il y a eu une souffrance beaucoup plus grande. N’aurait-on pas pu attendre davantage de l’Union européenne ? Ne soyons pas injustes : qui est-ce qui demande à la Commission européenne de s’intéresser à un problème ? Les Etats membres. Or, dans le contexte d’autoritarisme ambiant, la dernière chose que les dirigeants politiques voulaient, c’est faire décider des choses par l’Europe. De plus, avec des cultures extrêmement différentes, des systèmes hospitaliers différents, des mesures européennes n’auraient pas eu de sens. Par contre, l’Europe a fait deux choses importantes. La première, c’est le plan de relance de 750 milliards en acceptant de diminuer les contraintes communautaires pour pouvoir soutenir les pays les plus en difficulté. Le deuxième, c’est la coordination de la distribution des vaccins. Ce sont des choses essentielles qui devaient être faites au niveau européen. Je pense que l’Europe sort grandie de cette crise.