Last updated on 28 février 2021
Une centaine d’économistes et de personnalités européens, pour la plupart étiquetés à gauche comme le Français Thomas Picketty ou les Belges Paul Magnette et Philippe Defeyt, ont publié un plaidoyer en faveur de l’annulation de la dette « covid-19 » des Etats auprès de la BCE. Une idée dangereuse pour les économistes Philippe Ledent et Roland Gillet.
La proposition d’annuler la « dette covid-19 » s’est aussitôt attiré les foudres des responsables de la politique monétaire en zone euro, à commencer par la patronne de la BCE Christine Lagarde, qui juge « inenvisageable » une telle annulation qui serait en violation des traités européens. Pierre Wunsch, gouverneur de la Banque Nationale de Belgique, est du même avis. Même l’économiste Esther Duflo, prix Nobel d’économie 2019, pourtant positionnée à gauche, s’est déclarée opposée à l’idée.
Philippe Ledent, Senior Economist chez ING Belgium, est furieux. « Comment peut-on publier ce genre de propos farfelus et ainsi obliger la présidente de la BCE à consommer du temps pour expliquer pourquoi c’est une idée irréalisable ? D’accord, c’est un ballon d’essai, mais le fait que la banque centrale ait été contrainte de répondre donne un poids à ces idées qui ne devraient pas en avoir. Je n’ai même pas envie de dire que je suis un fervent opposant de cette idée. Cela laisse à penser qu’il y aurait deux points de vue qui se valent, les pour et les contre. Mais contre quoi ? Contre quelque chose qui n’existe pas, qui n’est pas possible ? On ferait mieux de discuter de la meilleure utilisation possible de la dette pour la relance. Ça, ça aurait du sens.»
Même réaction chez Roland Gillet, professeur de finance à la Sorbonne et à Solvay : « Ce n’est pas une fausse bonne idée, c’est une vraie mauvaise idée ! », s’exclame-t-il, « C’est prendre le risque de faire sauter le système monétaire européen. On ne peut pas s’asseoir sur les traités et considérer les banques centrales comme un casino. »
Inutile et irréaliste
Car, les deux économistes sont d’accord, annuler la dette des Etats auprès de la BCE serait une opération totalement inutile et irréaliste.
Proposition inutile, pour deux raisons. La faiblesse des taux d’intérêt, tout d’abord. « Des taux négatifs, jamais je n’aurais cru voir cela dans ma vie, dit Roland Gillet. Après l’assouplissement quantitatif qui visait à maintenir les taux d’intérêt à un niveau acceptable en zone euro, on en a ‘remis une couche’ au moment de la pandémie, toujours pour assurer la fluidité du système financier. »
Le fonctionnement de la BCE, ensuite. La dette logée à la BCE, qui représente actuellement 25% de la dette publique européenne (2.500 milliards €), ne coûte rien aux Etats, quel que soit d’ailleurs le niveau des taux d’intérêt. « Les Etats versent des intérêts à la BCE, qui elle-même rétrocède ses bénéfices aux Etats sous forme de dividendes. Sur un an, l’opération est nulle », relève le professeur.
Proposition irréaliste parce que, explique Philippe Ledent, quand on fait ce genre de déclaration, « il faut raconter toute l’histoire. Tout le monde aimerait supprimer les impôts. Mais la suite de l’histoire, c’est que si on supprime les impôts, l’Etat ne proposera plus de services publics ».
« C’est la même chose si on supprime la dette. La dette est inscrite à l’actif du bilan de la BCE. La contrepartie au passif, c’est la monnaie émise par la BCE. Si la BCE annule de la dette à l’actif, elle doit annuler de la masse monétaire au passif. » Roland Gillet : « Si rien ne garantit plus qu’une obligation d’Etat ne pourra pas être un jour annulée, cela aura un impact négatif sur la confiance dans l’euro et la crédibilité de la zone. Ou alors, le prêteur demandera une prime de risque supplémentaire, ce qui fera remonter les taux. On ne peut pas jouer impunément avec la dette. »
« Si la BCE devait effacer quelques centaines de milliards d’euros de dette et que les banques devaient acter une moins-value sur la monnaie, le système bancaire n’y survivrait pas », avertit Philippe Ledent. Et, ajoute-t-il, « cela impliquerait une méga réforme monétaire, de l’ampleur de l’opération Gutt (*). Il est techniquement faisable de mettre en place une réforme monétaire à taux progressif, mais c’est un choc extrême pour l’économie. Cela signifie que si vous aviez 100 €, vous gardez vos 100 €, si vous aviez 1.000 € vous en gardez 900, vous aviez 10.000 € vous en gardez 7.000, et ainsi de suite. Car c’est bien ça la suite de l’histoire. Evidemment, peut-être que si vous êtes d’extrême-gauche ou communiste et que vous voulez purger radicalement les inégalités de patrimoines, vous trouverez que les avantages d’une telle mesure dépassent ses inconvénients. Je ne suis pas de cet avis et je pense que ce serait un jeu très, très dangereux.»
Et à la fin, c’est l’Allemagne qui décide
En un mot comme en cent, selon nos interlocuteurs, il n’est pas possible d’annuler la dette : ni techniquement, ni économiquement, ni légalement. Et aussi, et ce n’est pas un mince argument, parce qu’une telle opération risquerait d’être fatale à la zone euro. « L’Allemagne a dit non… donc c’est non », assène Roland Gillet.
« Il ne vous aura pas échappé, relève Philippe Ledent, que la carte blanche est signée par une majorité de Français, d’Italiens, d’Espagnols et de Belges. Soit les pays de la zone euro dont les finances publiques sont les plus dégradées… Mais la zone euro, c’est un ensemble. Annuler la dette reviendrait à en finir avec la zone euro. L’Allemagne les Pays-Bas, l’Autriche… préféreraient quitter la zone euro que d’annuler la dette. »
Y aurait-il dès lors d’autres solutions ? Aujourd’hui, la dette semble perpétuelle et gratuite. Y a-t-il, finalement, une différence entre ne pas rembourser la dette et l’annuler ? « La différence est fondamentale, réplique Roland Gillet. Pour ne pas rembourser la dette, il faut que des créanciers acceptent de re-prêter et soient satisfaits des taux qu’on leur propose. On ne peut rien leur imposer. »
L’essayiste français Alain Minc suggère le remplacement de la dette par des obligations à très longue échéance ou même perpétuelles. « Techniquement, cela règlerait le problème du bilan et de l’endettement des Etats si l’on considère qu’une dette perpétuelle peut être inscrite à une valeur réelle de zéro, reconnaît Philippe Ledent. Mais on enlèverait à la BCE le pouvoir de changer de politique le jour où la situation s’améliore. Pourquoi lui retirer un outil de flexibilité ? Ou alors, suggère-t-il, il faudrait demander à Eurostat de ne pas comptabiliser la dette logée dans la BCE, qui est de toute façon hors marché. Comme ça, on conserverait l’outil de flexibilité. »
Faudra-t-il cependant revoir les critères de Maastricht en terme de déficit et d’endettement ? Roland Gillet constate que « déjà avant la crise, très peu de pays s’approchaient de ces critères (**). Faut-il dès lors garder des paliers qui n’en sont pas parce très peu d’Etats les atteignent ? On peut y réfléchir. Mais si on modifie les critères, il faudra des guidelines. Sinon, on risque de nouveau d’avoir des économies à plusieurs vitesses ».
(*) Opération Gutt : en octobre 1944, pour lutter contre le danger d’une inflation galopante, le gouvernement belge décida de remplacer le papier-monnaie existant tout en bloquant les avoirs en banque (ils seront débloqués progressivement mais une partie sera convertie en emprunt d’Etat forcé).
(**) Critères de convergence : déficit public inférieur à 3 % du PIB ; dette publique inférieure à 60 % du PIB.