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Nadia Geerts : « Comme si la citoyenneté avait cédé le pas au communautarisme »

Last updated on 3 mars 2021

Nadia Geerts est une féministe universaliste bien connue en Belgique et en France. Récemment attaquée sur les réseaux sociaux pour sa prise de position contre le voile dans l’enseignement, elle nous livre un entretien sans tabous. 

La décapitation de Samuel Paty en France a créé beaucoup d’émoi. A juste titre. Mais n’est-ce pas l’aboutissement de plusieurs décennies d’aveuglement face à la montée de l’islamisme radical ? 

Si, de toute évidence. S’agissant des attentats islamises,  nous persistons à parler de tueurs – voire de fous – isolés, alors que nous sommes face à une idéologie meurtrière dont, qui plus est, se réclament les meurtriers. Je ne sais pas s’il y a d’autres exemples dans l’histoire où l’on nie au meurtrier le motif qu’il donne lui-même à son acte, cela me paraît une manifestation très claire de déni. J’ajoute que de manière plus générale, il y a un déni évident de la montée de l’islam radical. On est tétanisés à l’idée de fournir des arguments à l’extrême-droite en reconnaissant l’existence d’un problème, alors que c’est précisément le fait de nier ce problème qui alimente le vote d’extrême-droite. 

En Belgique, un professeur a été suspendu à Molenbeek pour avoir montré des caricatures de Charlie Hebdo. A part vous et quelques autres, personne n’a réagi. Comment expliquer cela ? Les milieux intellectuels notamment de gauche abandonnent-t-ils des combats qu’ils soutenaient avant et si oui, pourquoi ?

C’est toujours cette crainte de « jeter de l’huile sur le feu », qui explique la volonté d’étouffer, autant que possible, tout ce qui pourrait contribuer à démontrer que l’islam est, en Belgique comme ailleurs, malade. L’islamisme, c’est cette fameuse « maladie de l’islam » dont parlait Abdelwahab Meddeb, mais que d’aucuns s’obstinent à nier ou en tout cas à minimiser. Dans le cas de cet enseignant molenbeekois, c’est presque amusant, finalement, de voir que la bourgmestre a justifié son écartement par un problème d’ « obscénité » du dessin litigieux, comme si la dimension « blasphématoire » n’avait en rien joué dans la suspension de l’enseignant.
  

Comment expliquer cette « timidité » dès qu’il s’agit de l’Islam ? Nous sommes pourtant sur un continent qui n’a pas transigé avec la religion catholique lorsqu’il s’est agi de combattre pour le droit d’être athée ou agnostique, la laïcité, le droit des femmes et des homosexuels… 

Je pense que cela tient au fait que la gauche, traditionnellement anticléricale, a de grosses difficultés à maintenir aussi fermement son anticléricalisme aujourd’hui qu’hier, dès lors que la religion dont il est question n’incarne plus la frange dominante, riche et puissante, de la société belge, mais au contraire la frange dominée, celle des immigrés, des discriminés. A cela s’ajoute le fait que la tradition anticléricale a l’habitude de lutter contre un pouvoir organisé, ce qu’était l’Église catholique hier (et parfois encore aujourd’hui). L’islam sunnite (ultra majoritaire), quant à lui, n’a pas de pouvoir organisé, et nous avons donc à gérer des revendications qui n’émanent pas d’une quelconque puissance instituée, mais d’individus. Lorsqu’on ajoute à cela que ces individus se drapent dans l’argument de la liberté individuelle, et non de la soumission à la loi divine, la tentation devient grande d’accueillir positivement des revendications fondées sur une religiosité pourtant de toute évidence archaïque et bigote.

 

Le droit de blasphémer n’importe quelle religion est-il un droit absolu, non-négociable ? 

Clairement, oui. Le blasphème est une notion intra-religieuse, il ne saurait être question de blasphème pour un non-croyant. De plus, les idées religieuses sont des idées comme les autres, il n’y a aucune raison qu’elles soient davantage protégées que les idées politiques, par exemple. Elles doivent pouvoir être soumises au débat et à la critique, même si cela choque certains.

 

Plusieurs intellectuels de gauche semblent quitter celle-ci parce qu’elle est devenue pour partie identitaire. Quel regard portez-vous justement sur ce phénomène ? 

Je constate hélas un recul de la vision universaliste dans laquelle je me reconnais, et qui se fonde sur une idée toute simple : nous sommes d’abord des êtres humains libres et égaux en dignité et en droits. Nos différences (origine nationale, sexe, orientation, culture, convictions…) ne sont que secondaires et ne sauraient justifier une quelconque mise en question de ce principe fondamental et premier qu’est cette égalité républicaine. Au lieu de cela, on assiste aujourd’hui à une exacerbation des revendications identitaires, comme si la citoyenneté avait cédé le pas aux communautarismes divers, arc-boutés sur une sorte de concurrence victimaire : je suis discriminé, donc j’existe…